Le jour où le journalisme mobile est mort


Depuis des jours, ce mantra asséné par Nick Garnett, journaliste de la BBC et "mobile journaliste" émerite, me trotte dans la tête: le #MoJo, ou journalisme mobile, est mort en ce début 2018.

Dans un long article sur son blog il essaie d'en analyser les causes: entre ironie narquoise sur des facteurs probables qui sentent le vécu- qui font grincer les dents des geeks - et vérité à contre-courant du discours officiel de la corporation, c'est sans doute l'info mobile qui me trotte le plus en tête ces dernières semaines.

Je vais essayer de retranscrire son idée sans la trahir, puis la prolonger dans la langue et le contexte français, pour les lecteurs francophones et "mojophiles" avertis que je croise dans l'hexagone. J'espère que Mr Garnett n'y verra pas ombrage.



Le constat

Dans un long article intitulé "Mobile journalism is dead" paru le 7 février 2018  sur son blog, le journaliste Nick Garnett annonce l'avis de décès du journalisme mobile. 
"C'était le journalisme qui était mobile et il aurait du bénéficier d'une longue et heureuse vie. Malheureusement il n'a pas survécu. L'avis de décès signale qu'ils s'agissait d'un moyen pour les journalistes ou les reporters  de bosser d'une seule main pour créer du contenu audio, vidéo, photo et texte, sans avoir avoir à transporter à chaque fois une grande quantité d'équipement sur le terrain. Il existait avant la naissance de l'iPhone mais, inévitablement, le journalisme mobile et les smartphones ses sont rejoints pour la première fois dès que ces derniers ont pu permettre d'enregistrer et manipuler du texte, des photographies, de l'audio et de la vidéo. Peut-être que les dés étaient pipés depuis le départ? Peut-être que le MoJo n'était pas important? Peut-être était-ce même l'idée centrale du concept qui était fausse, et c'est pourquoi le MoJo s'est fourvoyé?   Non, ce n'était pas ça".  (Nick Garnett)

 

La frilosité des chaînes des médias vis à vis du contenu vidéo mobile et la définition du mobile journalisme

Nick Garnett va ensuite analyser  toutes les causes potentielles de la "mort du journalisme mobile". Dans un inventaire où chaque journaliste qui a un jour pratiqué le #MOJO, se reconnaîtra.

D'abord, il constate que malgré l'engouement certain pour le concept , le journalisme mobile n'est finalement resté qu'une "danseuse" hype pour les médias qui y ont eu recours. Et ce n'est pas l'intérêt économique évident que portent, à tout contenu vidéo court, les sociétés américaines dédiées aux réseaux sociaux qui ont changé la donne. Le journalisme mobile n'est jamais devenu le moyen de production essentiel pour les médias liés de près ou de loin à l'image. 

(Oui parce qu'un lien logique entre médias / mojo / réseaux sociaux serait de penser que les images produites par le journaliste mobile permettent de fournir facilement des contenus vidéos additionnels abondants, calibrés et aisément publiables sur lesdits réseaux sociaux. Sauf que en pratique: on a vu beaucoup de formats créés adhoc depuis un PC, en format carré ou vertical, dont assez peu de production générée de facto par un mobile, et distribuée par le mobile). 

Garnett constate que si la radio a, elle, plutôt bien compris et abondamment utilisé les capacités du mobile à produire un meilleur son que n'importe quel insert branché sur un appel depuis une cabine téléphonique, pour s'en servir ensuite à l'antenne; les médias dans leur ensemble ont beaucoup plus de mal à conceptualiser, et donc gérer, un contenu vidéo et image produits par un téléphone mobile.

L'auteur signale qu'on pourra toujours arriver à citer les quelques contenus UGC diffusés à l'antenne que le buzz a abondamment relayés, les quelques programmes télé entièrement "mobilisés", les quelques chaînes de télé pionnières qui se targuent de produire entièrement via le mobile ou les documentaires dans lesquels le mobile est l'élément de production principal.... 

(Poke dans l'ordre, en francophonie, au contenu mobile des Observateurs de Julien Pain chez France, journaliste passé ensuite à France info où il développe désormais #instantmodule, avec à peine moins de mobilité; petit salut aimable aux chaînes suisses Léman bleu et BFM Paris qui ont décidé de produire leur télé avec des iPhone, et petite larmichette nostalgique versée sur le documentaire Exils du suisse Nicolae Schiau, et quelques bizarreries sur Snapchat par les médias tâteurs.)  ... 

Mais au delà de ces quelques étendards cités en exemples sempiternels, ces initiatives restent isolées dans le monde francophone. Si la radio a effectué une véritable r-évolution vers l'audio mobile , la production au smartphone est restée au stade du "saupoudrage", quand il s'agit de médias photos / vidéos à caser dans les conducteurs antenne, les pages de site web ou les colonnes du canard.

(Bon allez je me dois de mettre une mention spéciale aux journalistes de Actu.fr chez Publihebdos qui tous les jours, comme monsieur Jourdain de Molière, font du #mojo sur leurs sites de PQR régionales, mais journalistes à qui on a sans doute jamais pensé quand on a cherché à théoriser le tout en un concept hype).

Une piste avancée par Garnett, pour expliquer cette frilosité, consiste à imaginer qu'au contraire du son, produit sur le mobile, édité sur le mobile et in fine envoyé et/ou diffusé depuis le mobile; le concept de "vidéo par le mobile" recouvre en fait au moins deux acceptions différentes dans sa définition: d'un côté un "one-stop shop device" (j'aime bien l'expression, mais en français on aurait dit sans doute un "outil couteau suisse") qui permet de filmer, éditer, monter, diffuser; et de l'autre une sorte de  pis aller de GoPro ou de caméra numérique classique qui enregistre des vidéos et des photos qui doivent ensuite être éditées et montées sur un ordinateur de bureau.

Une variation dans la manière d'appréhender le concept qui aurait finalement tué le sens du mobile journalisme lui même? Ainsi le passage d'un journalisme de l'urgence à une forme de  "journalisme de desk avec un mobile", a peut-être tronqué la définition du "mobile journalisme"? Et dès lors contribué à tuer le terme? 

Ou alors c'est la faute à la prise de conscience que les médias ont beaucoup de mal à appréhender dans leur temporalité de publication actuelle, la ligne de production qui correspond à la première des deux définitions, sans doute la plus proche de l'esprit du "mobile journalisme" à l'état brut, de l'urgence, de l'information en train de se passer?

Comme toutes les causes extérieures qui participent à "tuer le #mojo" citées dans son argumentaire, le journaliste anglais s'applique à évacuer rapidement cette idée. Non la frilosité des médias, non la double définition du terme, ne sont pas coupables de la mort du "mojo". J'aime bien sa manière de structurer son pamphlet. Je la reprends dans mon adaptation française.
 

Les suspects: le sens des productions mobiles? le matériel ?

Cette première ébauche d'analyse du mot "journaliste mobile / journalisme de bureau avec un outil de production mobile me semble aussi immédiatement ouvrir la question du "sens" donné aux productions avec un mobile et  il s'agit d'une problématique majeure qui aurait totalement eu sa place dans la liste des "vrais-faux tueurs qui n'ont pas tué le mojo, mais un peu quand même". Garnett l'effleure à peine en début d'article pour mieux enfoncer le clou à la fin. 

Pourtant, sans divulgâcher sa conclusion, j'ai envie de questionner ici la nature des productions des #mojo que nous avons eu l'occasion de regarder ces dernières années dans les quelques médias qui leur ont donné une place.  J'ai envie de faire de cette nature un suspect à part entière dans l'assassinat du #mojo. Parce que je trouve que l'inventaire de Garnett est un peu complaisant par omission, sur ce point. Il n'envisage pas qu'un journaliste puisse produire un contenu qui ne soit pas au top. Moi oui. Alors, et sans présumer des conclusions qu'il tire pour la profession, plus tard dans son analyse, je rajoute un paragraphe à l'article initial.
Parce que je suis un fou:

L'absence de "sens" dans les pratiques du journalisme mobile a-t-elle tué le #mojo? .  

En effet combien de fois ais-je entendu des red chefs dire "bah vas-y prends un mobile, on va faire du contenu Bonus", comme si "contenu bonus" donnait la directive un peu fainéante d'une interview qui ne doit pas trop être préparée, donc pas  trop longue ni trop fouillée, donc pas trop payée non plus à celui qui la réalise. Combien de fois ais-je vu partir des journalistes web pourtant ouverts aux nouvelles technologies mobiles raconter des coulisses où il ne se passe rien, sur Snapchat,  à la traque d'un invité à la sortie d'un plateau télé ou à la fin d'une session d'interview avec le journaliste spécialisé du journal, pour lui poser des questions avec comme seul objectif : "produire un truc pour les réseaux sociaux".  Un mantra, psalmodié comme une fin en soi, parce qu'ils n'ont eu le temps ni de préparer une interview correcte ni de se renseigner efficacement sur l'invité, ni d'écouter ce qui s'est dit à l'antenne ou dans la première entrevue, ni même de s'être coordonnés avec les collègues pour une interview mobile qui évite de redonder les mêmes questions et de multiplier les assertions vides d'intérêt? "Clac, c'est dans la boîte coco on a notre contenu bonus  !"

Contrairement à de beaux articles bien torchés, ou de jolis reportages "cam" super chiadés pour le papier, le site ou l'antenne, l'usage du mobile en tant qu'outil de captation et de narration, ne serait-il bon qu'à produire des interviews ineptes, mal préparées, à l'arrache, tandis que le média papier, télé, radio, web resterait quant à lui le support roi, celui sur lequel se contemple l'art du journaliste? Celui pour lequel on met tout son coeur, toute la matière grise? Le Mojo ne mériterait pas meilleur traitement qu'un sous-journalisme sans but, sans préparation, sans ligne éditoriale, tourné autour d'un invité qui finit par être blasé par cet exercice, avec l'unique objectif de "produire du contenu au mètre" qui nourrira la page facebook, le petit twit ou un lien youtube . Contenu journalistique de seconde zone, aussi vite produit qu'oublié?

Dès lors pour un seul contenu produit avec le mobile où cet outil devient vraiment "utile", où le téléphone est un vecteur narratif  et un biais pour l'accès à l'info, comme le furent par exemple le fondateur reportage instagram de Karim Ben Khalifa avec son iphone pendant les printemps arabes au Yemen en 2011 ou les travaux à couper le souffle de Benjamin Lowy en Libye....  Combien de ces "sous contenus" filmés vite fait, entre deux portes, sans âme, sans vérifier ni le décor ni la lumière, ni tout à fait le propos de l'interviewé; pensés comme des "passages obligés" putaclics dans les rédacs? Combien d'entretiens poussifs non préparés (si tu étais une fleur? quel est ta musique préférée?), combien d'entretiens creux qui n'ont d'intérêt pour le média que parce qu'on sait que la personne filmée dispose d'une grosse communauté sur facebook qui likera même si on lui proposait une vague image de sa star préférée de dos la nuit au fond d'un parc?  Le mojo a-t-il oublié qu'il a un public qui le regarde et qui espère plus qu'une illustration anecdotique pour augmenter un taux de clic ou garantir une quantité quotidienne de posts sur un réseau social quelconque? Parce qu'un pouce bleu sur un réseau social ne veut pas forcément dire que le web spectateur a fait des triples saltos arrière en invoquant le génie d'Albert Londres hein...

Cette vacuité de propos, cette absence de sens dans un contenu qui devient pourtant un prérequis, ont-ils tué le Mojo? Lui qui serait devenu un sous-journalisme chronophage, vain et inutile, orienté pic d'audience court-termiste?  Voilà, Je rajoute mon grain de sel impertinent à l'inventaire du collègue de la BBC ;-)

Le matériel a-t-il tué le journalisme mobile?

Garnett évoque aussi que  la difficulté à utiliser le téléphone pour tous les types de captations et le fait que la caméra embarquée sur la plupart d'entre eux n'est pas très bonne, pourraient avoir joué un rôle dans la mort du #MoJo.

Peut-être que comme chaque nouveau modèle de mobile oblige chaque fois l'utilisateur à procéder à de nouveaux test; que ces tests finissent toujours par conclure qu'on arrive pas à produire une meilleure image qu'avec une camera numérique de 2010 à 450 balles...  Peut-être que sans vision nocturne, sans micros stéréo, sans batterie interchangeable et sans vis d'adaptation pour trépied, en disposant d'une stabilisation d'image douteuse, d'une limite de mémoire (à peine sauvé par des micro SD présentes  sur certains modèles Android récents, et l'arrivée promise de la 4k gourmande en stockage pourtant encore peu manipulable par le téléphone à l'heure actuelle); cette addition de contraintes a fini par avoir raison de l'envie des journalistes, de travailler exclusivement avec cet appareil? 

Sans parler, dit-il, des difficultés d'usage à filmer avec un téléphone: la difficulté de faire le point et de le conserver sur un objet en mouvement, celle de trouver une exposition qui ne donne pas au sujet l'impression de subir les assauts du soleil, sans "flare" ni brûlure, sans apparaître sursaturé; celle d'être capable de sortir un son de qualité en provenance d'un micro aussi gros qu'une tête d'épingle, ou simplement filmer à un taux d'images par seconde simplement compatible avec les standards de diffusion du média pour lequel les mojos travaillent...  Peut-être toutes ces contraintes d'usage, rendent finalement assez compliqué le recours au téléphone mobile pour un reportage correct, et peut-être est-il finalement plus facile de travailler, plus rapidement et plus correctement avec une caméra numérique, parce que journalisme en mobilité ne veut pas forcément être synonyme de "journalisme cheap" ni de journalisme de forçats des modes d'emplois de téléphone.

A titre personnel, et pour prolonger l'idée du collègue anglais,  je dois avouer que je me marre souvent quand je regarde mes camarades #mojos partir l'iPhone au vent, pétris de leurs certitudes de captation acquises dans des ateliers de 3 jours spécifiques et professionnalisant Dif, Pif, Cif, Tif:  "tourner et monter avec son iPhone", revenir avec des images trop sombres, au son caverneux ou des extérieurs pour lesquels on a juste oublié que le crâne chauve de l'interviewé reflète le soleil et que le vent sur la jetée est venu se jeter de toutes ses forces sur l'entrée micro.... Ben ouais les gars, comme le dit assez bien Cyrille Frank dans les premier commentaires de cet article : "Oui, les rédactions font souvent le même erreur : on forme les journalistes 1, 2 ou trois jours et hop, un bataillon de vidéastes mobiles ! Pas si simple. La courbe d'apprentissage de la video est lente. Il faut se planter plein de fois avant de faire un truc correct, techniquement et en termes de rythme (montage). La culture visuelle, c'est aussi un apprentissage lent..."

"Tout ça pour ça ?", est tenté de se dire le moindre cameraman amateur, spécialiste ès fête de familles, qui à force de se planter a pourvu sa transportable mais "antique" Canon XA 10 d'une bonnette anti-vent et d'un micro déporté correct, tout en ayant un minimum de pare soleil, un mode automatique efficace et un retour LCD susceptibles de supprimer certains des soucis de captation.

Peut-être en fait que la qualité du matériel, son côté à tout faire / mais à ne rien faire bien a fini par tuer le journalisme mobile ? Ou a-t-il fait comprendre au journaliste que plutôt que son iPhone il peut se faire prêter une mini caméra décente avec moins d'emmerdements que s'il partait en mode Bring Your Own Device, sur le terrain?

Non pour Garnett, que ce soit la faiblesse du matériel, ou la courbe lente d'apprentissage, suspects potentiels; ils n'ont pas, non plus tué le journalisme mobile, promis juré, pourtant ils n'avaient pas d'alibi. ;-)

Les suspects: les indispensables gadgets ?

Filmic interface
Autre suspect potentiel dans la liste  narquoise de Nick Garnett: les gadgets. Garnett comme la plupart d'entre nous "blogo/journo/geeks" a essayé d'améliorer les contraintes imposées par le hardware sur la captation avec un mobile. Gadgets, supports en tous genres, machins hybrides qui filment et stabilisent... Garnett avance que son compte en banque peut témoigner de la quantité de matériel acheté. Mes agios aussi.


(le set préconisé en 2015 par le copain Nicolas Becquet)

Son sac de tournage, dit-il, pèse désormais plus lourd qu'un âne mort, et pourtant malgré ses efforts il n'arrive qu'à compenser la piètre qualité de captation que lui fournit, de temps à autres, son terminal mobile. C'est d'ailleurs sans doute pourquoi la plupart de ses captations artisanales de qualité passent plutôt par une caméra digitale accompagnée d'une série de lentilles ou de filtres et que le son est plutôt capturé via un enregistreur audio glissé directement dans la poche de l'interviewé.  Question de simplicité et d'assurance de qualité.  Garnett rappelle en outre avec une pointe de cynisme que ce "set" vidéo lui coûte environ 950€ pour la caméra et 110€ pour le micro, ce qui est à peu près le prix à payer pour un iPhone tout nu.

Je ris. Puis je me rappelle de la photo envoyée il y a quelques jours par l'ami Damien Van Achter en tournage mobile test du côté de Rome:
 
 

On Track #RomeEPrix 🏎⚡️#MoJo (pix by @djfunkycmusic 🙏 )

Une publication partagée par Damien Van Achter (@davanac) le 14 Avril 2018 à 1 :28 PDT


Je me souviens me dire, alors qu'il envoyait ses images dans le live facebook.... " Mais au fond Damien... avec une camera et une carte de livestreaming telles qu'elles arrivent sur le marché, il aurait une image stabilisée correctement, un vrai grip pour les mains, un vrai zoom, des micros canons, des cravates reliables directement au boîtier, ou un vraie led panel qui tient sur l'appareil, une profondeur de champ, un mode automatique efficace".....
Et surtout un investissement unique qui lui permettrait de travailler en mode JRI ou "journaliste mouvant" avec un seul matos, finalement pas beaucoup plus onéreux que ce qu'il porte aux aisselles  sur sa photo ;-) pour juste faire son mojo" (Bisous Damien, toi même tu sais que j'aime tes essais en tous genres)


D'ailleurs bien souvent, désormais, je me pose cette question: Si mes images ont vocation à être "consommées" "à froid", c'est à dire si je réalise du reportage de desk en faisant le choix d'un matériel de captation léger... Pourquoi ne pas plutôt compter sur un outil qui a été vraiment prévu pour ça à la base? Je travaille dans le secteur des médias, le choix est toujours une option. Je ne suis pas en mode "démerde" ou blogueur désargenté.

Ou, en résumé: suis-je plus "mobile journaliste" quand j'interviewe à l'ipad, un représentant de société mobile, 
(v. le youtube intégré qui ne passe pas dans la version responsive de ce site)


Ou quand je pars avec le JRI labellisé "tous terrains de la débrouille" chez mon employeur: soit avec une caméra DSLR et un bon micro numérique, pour interviewer Vianney sur les bords du canal St Martin par une après midi d'hiver? Moins Mojo ça?

(v. le youtube intégré qui ne passe pas dans la version responsive de ce site)


Et pour clore ce paragraphe, reprenons la désormais habituelle conclusion du journaliste anglais: même la réalisation à l'iphone qui, si on veut être vraiment honnête, est toujours un peu plus complexe que juste sortir un téléphone et réaliser des captations correctes - ainsi que nous le présentent les mordus et les pubs Apple- ... Même ça, ce n'est pas le facteur de  cause principal de la mort du mobile journalisme.

Les suspects : les réalisateurs?

Peut-être, nous dit Garnett, que le tueur est alors à chercher dans le fait que le #Mojo est en train de quitter le petit monde du seul "journalisme" pour être cannibalisé par celui de la "réalisation de films", et plus souvent encore dans la "réalisation via les smartphones de spots promotionnels ou publicitaires" qui sont ensuite souvent redirigés vers les réseaux sociaux, friands de ces vidéos et de l'histoire qui a amené à la réalisation de celles-ci.
(Cf Gondry pour Apple ci-dessus et Bentley à l'iphone 6 en 2014 v. le youtube intégré qui ne passe pas dans la version responsive de ce site)



Dès lors, au lieu de rester un truc d'entre soi pour "journalistes"  qui filment depuis un terminal mobile des vidéos à l'angle douteux, il faudrait désormais penser simplement la réalisation avec un smartphone comme un terrain de jeu plus large pour toute une série de films divers et variés à la qualité et au but à l'avenant.

Le terme #Mojo se diluant dans cet ensemble plus vaste, il y serait devenu une simple branche de ce buissonnage d'espèces numériques et aurait fini par perdre de son identité journalistique, de son ADN, avant de disparaître

Là non plus, ce n'est pas aux yeux de l'auteur, le réel tueur du "mobile journalisme".

Le paragraphe Cluedo où est révélé le nom de l'assassin.

Comme dans toute bonne enquête policière bien racontée, c'est dans une fin à la Scoobidoo que nous est révélé le nom du vrai tueur.

Les journalistes, eux-mêmes, ont tué le #Mojo

Et voilà pourquoi, selon Nick Garnett que je ne peux qu'applaudir des deux mains (j'ai essayé avec les pieds, mais je ne suis plus assez souple):

Nous sommes désormais tous "Mobile"
"Il fut une époque où peu de personnes avaient un smartphone. Nous nous sentions spéciaux. Nous avions même une raison professionnelle d'en avoir un. Les journalistes mobiles étaient des journalistes, mais avec ce petit quelque chose en plus. La réalité est que le taux de pénétration du smartphone dans la population est de plus en plus grand. L'estimation est qu'en 2019, le nombre de smartphones dans le monde dépassera les 5 milliards (bien que je connaisse quelqu'un qui a lui seul en possède six...).  La plupart des journalistes en possèdent un. Et la plupart des journalistes ont donc la possibilité d'être "mobile".  Toute personne qui ne prend pas de photos, n'est pas capable de filmer quelque chose de manière correcte (pour n'importe quelle officine) ou ne sait pas enregistrer l'interview d'une personne rencontrée via son smartphone vit en sursis. La porte avec le signe "redondant" marqué dessus, est juste là pour les spécialistes du #mojo.

Mieux encore, l'utilisation de son téléphone de cette façon n'est plus l'apanage des journalistes. Nous le faisons tous. Nous filmons tous pour notre plaisir ou nos besoins personnels, nous documentons nos moindres mouvements.  Les téléphones sont "Tout". L'ambition avouée d'Apple était de faire de son téléphone l'appareil photo - et la caméra - les plus omniprésents du monde. Leur succès a sonné le glas du "Mojo" en tant que tel.

Les gadgets sont partout. Vous n'avez plus besoin de dégainer votre carte de presse pour les obtenir, les Apple store vendent des stabilisateurs, des drones, des trépieds, des lumières, des micros. Vous pouvez acheter des supports dans n'importe quel magasin d'équipement de téléphone, des supermarchés ou des magasins dédiés aux pièces détachées de voiture. Tous ces trucs qui nous enthousiasmaient sont devenus la norme commune. Chaque smartphone est équipé d'un appareil photo.

Le "plus produit" du journaliste mobile est mort. Les stabilisateurs sur lesquels nous nous ébaubissions ? Dans deux ans, le niveau de stabilisation sera une solution matérielle sise à l'intérieur du téléphone. Si Hyperlapse est arrivé à faire de tels progrès dans le domaine, il y a fort à parier que les ingénieurs derrière les updates d' iOs et Androïd peuvent y arriver également. Les prises de vue tremblantes seront un témoignage du passé.  
concert des Stone Roses à Manchester: 2016

Ceci ne veut pas dire que "n'importe qui" peut faire ce que les journalistes qui utilisent un téléphone mobile peuvent faire. La plupart du temps, soyons honnêtes, pourquoi le voudraient-ils (Je vais juste aller promener le chien et faire une sondage de rue, je reviens dans dix minutes)? Simplement, le fait de savoir "ce qu'on peut faire" ne veut pas dire "savoir comment le faire".  Si vous prenez à part le mot "journaliste" dans le terme "Mobile journaliste" vous pourriez avoir une une chouette narration, captée d'une manière intéressante, qui raconte vraiment bien une histoire.  Ou alors, et nous l'avons tous déjà vu, ce que vous aurez ce sont de chouettes plans  de grands buildings filmés en slo mo de Chicago au point du jour une journée d'hiver. Super belles à regarder, mais pas très utiles en terme de story telling linéaire.

Tout le monde peut-il le faire ?

Dans ce paragraphe Garnett questionne la différence entre le journaliste équipé d'un smartphone et le quidam équipé d'un mobile. Je vous livre ses propos :

Un de mes meilleurs amis me suggère de suivre le concept de Michaël Rosenblum: si tout le monde peut le faire, alors nous autres videojournalistes sommes, pour le citer, "baisés". Parce que rien de ce que nous faisons ne sera réellement meilleur que ce quelque chose, fait par quelqu'un d'autre.

Je ne suis pas d'accord. Pas totalement.

Les journalistes "devraient" être capables de monter en compétences, et d'utiliser la technologie comme tremplin pour créer du contenu. Ils devraient utiliser leurs capacités de story tellers, et la technologie à portée de main pour mélanger la narration et les gadgets. Nous sommes désormais tous capables de créer du contenu, et c'est même devenu une partie du boulot de toute personne qui bosse dans la "news". L'idée même de sortir sur le terrain sans son smartphone est pure folie. Rien que ne pas vérifier ses e-mails serait stupide.

Mais pas uniquement les journalistes d'ailleurs. Nous créons tous du contenu sur nos mobiles: ça peut être l'histoire du premier anniversaire du gamin, un concours de danse,  ou n'importe quel événement hors du commun qu'on décide de filmer en se baladant. Les news ou les souvenirs, ils sont tous deux créés en utilisant le même matériel.  Alors qu'est-ce qui nous différencie du "reste du monde"? Sommes nous d'ailleurs différents? Et qu'est-ce qui rendra notre boulot de mobile journaliste différent de celui des autres ? 

Rien.

Et ce n'est pas forcément une mauvaise chose. Le futur n'a pas besoin des références désuètes. Nous n'avons plus besoin du terme "Mojo". L'ensemble de ces compétences continuent d'exister mais le terme en lui même ne veut plus rien dire pour un journaliste qui a commencé sa carrière là , durant ces 5 dernières années.  C'est un terme qui est devenu redondant: Mobile / Journaliste.

Les étudiants d'aujourd'hui n'ont jamais rien connu d'autre  qu'utiliser des équipements grand public pour enregistrer des voix ou filmer les évènements qui se déroulent dans leur entourage. Même les mots "consommateur", "consommateurs à orientation professionnelle" sont des termes dépassés. L'équipement est le même, les gadgets utilisés aussi. Nous sen sommes maintenant à une stade de la société ou documenter tout ce que nous faisons est notre manière d'évaluer nos vies. Nous sommes le contenu que nous créons, nous nous y retrouvons.

Alors, quelle est la différence entre un "mobile journaliste" et un quidam? Une capacité à raconter une histoire efficace et à l'éditer de la meilleure façon qui soit, peut-être? Une connaissance du "Pourquoi" autant que du "Comment"  .
Un intérêt pour les gens et raconter des histoires qui ne soient pas reliées à soi ou à sa famille? Ou est-ce simplement disposer d'une vitrine qui ne soit pas uniquement Facebook, qui permettra de publier une version personnelle d'un évènement? Nous sommes arrivés exactement au même point que lorsque tout le monde s'est mis à disposer d'un stylo, d'un papier et de la connaissance de l'écriture. Nous avions tous accès aux même outils et nous décidons quoi en faire. 
 
Ceci ramène à mon leitmotiv récurrent, mais que je ne développerai pas trop ici: la question de la "patrimonialisation". Et à plus forte raison la question de la patrimonialisation du contenu produit avec un mobile. [A mon sens tout contenu produit par un média doit d'abord être une brique disponible pour tous les supports de ce média, et pas uniquement créé pour la diffusion sur une plateforme tierce aux conditions d'utilisation volatiles et à la pérennité douteuse. Cette brique, on peut ensuite choisir de ne la distribuer, comme le ferait le quidam évoqué par Garnett, que sur une plateforme de réseaux sociaux, par choix éditorial, mais ce doit être un vrai choix éditorial, qui consiste à distribuer cette brique sur telle ou telle plateforme en plus ou à l'exception des supports personnels du média, et pas une condition exclusive de création à fonds perdus pour le plaisir de Sergei Brin, Mark Zuckerberg, Evan Spiegel ou Jack Dorsey]. C'est amusant de constater que Garnett fait de la capacité d'un mobile journaliste à publier son histoire, son contenu sur une plateforme média spécifique, la différence avec le quidam. Je ne peux que le suivre dans cette voie, du coup. Puisqu'elle sert ma rengaine habituelle.
De grands reporters et de grands auteurs ont existé et ils continueront d'exister pour toujours. Ils exposeront des histoires passionnantes et mettrons un coup de projecteur où certaines personnes ne voudraient, sinon, pas regarder. Mais ils ne se rueront sans doute plus vers une cabine téléphonique, une pièce de 10 f à la main, portant un chapeau feutre avec le mot PRESSE écrit en capitales dessus, dictant leur copie à quelqu'un qui à l'autre bout du fil tapera le texte à la machine  à écrire à ruban encré. 

L'image ci-contre, de Minicam Photography, a été publiée en 1942. Son matériel photo est à peu près de la même taille et du même encombrement que celui utilisé par un un paquet de "journalistes mobiles"  d'aujourd'hui. 

 

Nick Garnett enfonce ce clou final d'une manière que je n'aurai pu mieux écrire. Il revient sur la notion du sens de la production mobile. Il me reste à mettre genou en terre en signe d'allégeance à la BBC ;-) . 


C'est d'autant plus prégnant dans mon esprit qu'il pique juste là où s'en vont mes réflexions acerbes quand je découvre la multiplication des formateurs qualifiés pour "tourner et monter avec un smartphone", quand je vois grandir dangereusement le nombre d'experts ès "journalisme mobile", les JRI qui se recasent consultants en captation avec un ipad et le buzz que rencontrent dans le petit landerneau des médias tout ce qui de près ou de loin ressemble à un Consumer Electronic Show dédié à la captation avec un mobile... "Approchez messieurs dames, venez voir mon joli stabilisateur".... Ok mon petit bonhomme, mais pour quoi faire?

Comment un tel barnum est-il encore possible en 2018?

Peut-être que ça rassure toujours certains professionnels du journalisme de se dire qu'utiliser un moyen de production comme le mobile nécessite encore du matériel, compétences, logiciels... complexes. Ca justifie de ne pas se lancer par peur de rater si on n'a pas vraiment envie de se lancer. "C'est trop duuuuuur" ! Et ça fait des initiés, une caste de "gens qui savent". 

Ceux qui ont réalisé leurs premières interviews en 2007 avec un terminal Nokia sans codec vidéo correct, sans stabilisateur, sans micro déporté, sans... savent que ce sont ces barrières techniques qui masquent la question du "pour quoi faire ?", et de l'envie. Il a toujours été moyennement simple de filmer avec un smartphone, si tant est qu'on a une bonne histoire à raconter, ou simplement qu'on aie l'envie de rapporter quelque chose que, sinon, on arriverait pas à raconter de manière aussi vivante. Si on a un truc à raconter, et le smartphone à la main, on ne ratera pas trois fois le même scoop , la même interview impromptue, la photo à ne pas rater.

Combien de fois cela m'a-t-il piqué d'entrer dans les bidules festifs mais payants vantant les mérites des méthodes contemporaines du "journalisme mobile qui se pratique avec plein de matos" en hurlant "Dinosaures !!!!" juste comme ça pour le fun, et créer le buzz sur internet, avant de me faire conspuer par le métier ;-)

Si les formations à la captation avec un mobile avaient un vrai sens "déniaiseur" de 2006 à 2012 (soit du premier smartphone grand public à un taux d'équipement français pas loin des 100%) elles me semblent désormais autant de témoignages d'une inadaptation progressive des auriges du métier, au monde contemporain dans lequel ils vivent. Dès lors, je ne suis pas contre  l'idée que des red chefs puissent se dire "il est temps de s'assurer que nos équipes sachent efficacement se servir de l'outil de production qui les accompagne à H24" et je loue même l'initiative de s'assurer que toutes les rédactions de France et de Navarre fassent oeuvre de formation continue en la matière pour garder leurs équipes au niveau de compétences des collégiens qui instagrament leurs stories, snappent leurs grands moments ou au niveau de notre tatie quand elle nous whatsappe les premiers pas filmés du petit cousin...

Mais je m'abstiendrais de me vanter, dans le monde extérieur, de fournir encore aujourd'hui ces formations aux rédacs en question?! Il me semble totalement aberrant de vouloir encore présenter ces cours de rattrapage  en 2018 comme des manières  de faire rentrer les rédactions dans l'ère du "2.0", ou  comme une sorte d'indulgence payée pour l'entrée au paradis des "médias qui sont supernumériques". Imagine le grand restaurant qui dirait," j'ai désormais formé toute ma brigade à utiliser le micro-ondes pour réchauffer rapidement certains ingrédients de ma grande cuisine". Euh bah super mon gars, tu viens juste de découvrir le quotidien des français. C'est tout.

Nick Garnett réintroduit la notion centrale du "sens" dans les pratiques liées au mot "journalisme mobile" qu'il est d'ailleurs en train d'achever.... Je lui emboîte le pas.

Il faut arrêter de courir les outils ou les gadgets en les faisant devenir autant d'objets de transition, graals ou doudous d'une compétence spécifique pour se la péter , mais simplement toujours revenir aux fondamentaux du métier, en y intégrant les outils contemporains qui permettent de faciliter les rouages du journalisme qui "raconte". Faire comme tout le monde pourrait le faire, mais avec un petit quelque chose ne plus, qui ne doit rien au matériel en lui-même:
Les formations que nous devons donner maintenant ne sont plus "comment créer du contenu". Nous pouvons tous en créer. Il y a certes encore un besoin d'expliquer et de faciliter les processus d'édition - ça devient plus facile mais la courbe d'apprentissage est encore pentue.

Mais, de manière encore plus importante, nous avons le devoir, pour ceux qui rejoignent notre profession aujourd'hui, d'expliquer les rouages de la vérité, de l'auto-édition, de la prise de conscience des lois qui régissent notre métier, de la diffamation, de la calomnie, de l'importance de cultiver ses contacts, de faire comprendre la responsabilité et les pré-requis nécessaires au désir de lever le voile sur des sujets ou des choses dont certaines personnes n'ont pas envie de nous entendre parler. Nous devons être capables de raconter ce qui se passe dans le monde d'aujourd'hui. 

Le terme "Mobile Journalisme" est mort et nous devrions arrêter de l'utiliser.

Longue vie au Journalisme (tout court)

Je serais anglais, je serais heureux de payer ma redevance pour que des journalistes du service public soient capables d'évoquer l'écosystème de leur métier aussi finement, pour qu'ils aient un telle foi en ce qui fait le sens du métier...

Mic Drop.


Denis Verloes
 

Sources:


Chef de projet web et mobile en agence et chez l’annonceur, depuis 2001. Développement de… En savoir plus sur cet auteur

Lundi 23 Avril 2018

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